Le facteur
Les nouvelles voies de communication, dont le but était de rendre plus aisés les échanges de toutes sortes, et donc l'amélioration de la vie de tous, eurent pourtant une conséquence principale qui n'était ni attendue, ni souhaitée : l'émigration. C'est en effet à ce moment que commença la dépopulation de notre village. En vingt-cinq ans, de 1851 à 1876, on passa de trois cent quatre-vingt-onze âmes à deux cent cinquante-six, chiffre qui marqua une stabilisation et se maintint jusqu'au début du XXe siècle. La population diminuait, mais une certaine modernisation permettait une meilleure exploitation des domaines. Ce n'était certes pas la culture ni l'élevage intensif, mais on vivait tout de même moins mal.
Le courrier arrivait régulièrement de Veynes, apporté par le facteur, qui desservait le Coussac, le Grand-Vaux, le Petit-Vaux, la Salette, le Pomaret, le Pleïne, Maniboux, Boudelle, La Cluse, les Garcins, Rabioux, la Montagne de Montmaur, la Froidière... Bien sûr, il n'y avait pas chaque jour une lettre pour chaque village, mais quelle tournée ! Un soir, en hiver, alors que Clément Sausse, le facteur, rentrait chez lui à Janoïs, il fut accompagné par un loup affamé qui n'osa l'attaquer mais le suivit, au cas où... Ajoutons que ce service avait lieu tous les jours de la semaine ! En 1894, une note administrative précisait toutefois qu'à compter du 18 février les guichets postaux des bureaux de Gap, Briançon et Embrun seraient fermés les dimanches et jours fériés... à quatre heures du soir !
Afin de mieux illustrer ce que pouvait être le travail quotidien d'un facteur rural à la même époque, nous empruntons l'article du N°17 du journal trimestriel "Lou Semenaïre" (2e et 3e trimestre 1990) :
Certaines personnes ont entendu qu'autrefois le courrier
postal (lettres, journaux, colis...) était transporté de Saint-Bonnet à
Saint-Etienne-en-Dévoluy, à pied, par le col du Noyer. Essayons de nous
pencher sur cette situation pour comprendre ce qu'elle pouvait être.
L'un des rares, et le dernier, à avoir effectué ce travail
était Zéphyrin Bonthoux, du Noyer, qui l'assura durant vingt ans, de 1883
à 1903.
A la belle saison, il partait du Noyer à 4 h 30 du matin
pour venir prendre le courrier à la poste de Saint-Bonnet : 8 Kilomètres. Il le transportait jusqu'à la poste de Saint-Etienne :
20 kilomètres ; retour à Saint-Bonnet pour acheminer le courrier
"départ", faisant au passage la levée des boites à lettres du Noyer
et de Poligny : encore 20 kilomètres ; retour à sa maison du Noyer : 8
kilomètres. Au total 56
kilomètres !... Cette distance est comptée par la route, mais à la montée
ou à la descente du col les raccourcis sont nombreux. Admettons que la distance
journalière soit réduite à environ 50 kilomètres. Mais chacun sait que si
les raccourcis réduisent la distance, ils augmentent la difficulté et la
fatigue.
L'hiver, les jours étant trop courts, il couchait à
Saint-Bonnet, ce qui faisait 16 kilomètres de moins. Mais c'était la
saison, avec ses intempéries, où les difficultés étaient les plus grandes et
les plus nombreuses. Elles sembleraient aujourd'hui, à beaucoup d'entre nous,
presque insurmontables. Parcourir une longue distance, quand on y est
entraîné, est possible à bien des gens, mais l'hiver, quand, à 1 660 mètres
d'altitude, la neige atteint 1 à 2 mètres, que la bise souffle en tourmente,
que par endroits elle balaie la neige et l'accumule en congères de plusieurs
mètres ! Quand le froid atteint couramment moins vingt degrés et parfois moins
encore !
Et songeons que ce travail était assuré absolument tous les
jours : aucun jour de repos, ni dimanche, ni fête, ni congés... Pas question
de dire "vivement vendredi soir !"
Quant à l'équipement d'hiver pas de skis, simplement des
raquettes. La route de Saint-Bonnet au Noyer n'était pratiquement pas
déneigée et surement pas aux heures de passage du courrier. Sachons cependant
qu'à cette époque le refuge du col du Noyer était ouvert toute l'année et
qu'il devait être bien agréable de s'y arrêter pour se réchauffer et se
restaurer.
Le trajet s'effectuait avec une certaine charge sur les
épaules à laquelle s'ajoutaient souvent des "commandes" rapportées
bénévolement pour les habitants éloignés de tout commerce : pétrole pour
les lampes, pharmacie, épicerie, outre de vin... Ainsi sa charge pouvait
atteindre une cinquantaine de kilos, portée sur la longue distance dont nous
avons parlé, et parfois dans la neige !
Son salaire était-il très important pour faire une telle besogne ? Pendant de nombreuses années il a reçu deux francs par
jour. Ne cherchons pas à convertir cette somme en francs actuels, mais sachons
qu'elle était très inférieure au salaire minimum d'aujourd'hui et qu'il
était contraint, à la belle saison, de cultiver quelques terres pour faire
vivre sa famille.
Malgré ce travail très dur, il était certainement heureux
de vaincre les difficultés et de rendre service à bien des gens.
Le "Courrier des Alpes" du 18 février 1897 avait également consacré quelques lignes à ce valeureux facteur, reprises par "Lou Semenaïre" :
Les jours de tourmente, l'ascension du col du Noyer, où la
neige atteint quatre mètres d'épaisseur et dépasse en hauteur la toiture du
refuge, est impossible. Seul, risquant cent fois sa vie, M. Bonthoux fait chaque
jour le même trajet avec la même énergie et le même courage. En effet,
certains jours d'hiver, il arrive que M. Bonthoux soit obligé de crier son
arrivée par la cheminée du refuge. Le gardien du refuge, avec sa pelle,
essayait alors de lui ménager une entrée.
Plusieurs fois, ses mains complètement engourdies par le
froid et prêtes à subir de graves gelures ne purent retrouver leur vitalité
qu'en les plongeant dans du rhum.
Une fois, dans le couloir montagneux qui fait suite au col,
en direction de Saint-Etienne, alors que la neige était très abondante, un
aigle fondit sur lui ; le bâton qui l'accompagnait toujours lui permit
facilement de se débarrasser de l'intrus.
A la belle saison, nombreux étaient les gens qui faisaient
à pied le trajet entre le Dévoluy et le Champsaur. L'hiver, ils étaient rares
; ceux qui devaient franchir le col prenaient souvent le "courrier"
pour guide. Mais il arrivait aussi parfois que des gens peu expérimentés
soient surpris par le mauvais temps. Il arriva ainsi plusieurs fois, peut-être
une dizaine, que des piétons égarés ou en perdition ne durent leur salut
qu'au passage de M. Bonthoux.
Ces cas de sauvetage n'ayant pas été écrits, je ne rapporterai que deux
des cas qui ont marqué ma mémoire d'enfant : Un jour de grand froid et de tourmente, il trouva, blottis
sous un rocher, deux petits ramoneurs de dix-douze ans, qui devaient se rendre
dans le Champsaur pendant que leur patron était resté tranquillement au chaud
à Saint-Etienne. Ils seraient certainement morts de froid au bout de quelques
heures, car ils étaient en partie engourdis. M. Bonthoux les prit dans ses bras
et les transporta jusqu'à la maison du Noyer la plus proche pour les
réconforter et leur permettre ainsi de continuer plus tard leur travail.
Une autre fois, dans la tourmente et les rochers, il
rencontra une institutrice du Dévoluy qui, au début des vacances de Noël,
avait entrepris de se rendre dans sa famille en Champsaur. Prise de panique,
elle ne se sentait plus le courage ni d'avancer, ni de reculer. Après l'avoir
réconfortée, M. Bonthoux la chargea sur ses épaules et lui fit faire les
quelques centaines de mètres qui lui paraissaient insurmontables ; ensuite,
tous deux continuèrent leur chemin.
A cause de ces sauvetages et de plusieurs autres il lui sera
d'abord attribué une médaille d'argent, et un peu plus tard une médaille
d'or. La force et la vitesse de sa marche, surtout dans les endroits difficiles,
étaient devenues légendaires. Il lui arrivait parfois de faire des paris sur le temps nécessaire pour
monter ou descendre le col ; il était toujours sûr de gagner.
Le sac postal pouvait contenir de l'argent et il lui arriva aussi de faire
face à des malfaiteurs. Un jour, vers cinq heures du matin, dans la nuit noire, près du pont des
Baraques, il fut tout à coup saisi à la gorge. Mais quelques bons coups de
poings bien placés eurent vite fait de le débarrasser de son agresseur. Quand
le jour vint, il vit sur son poing des traces de sang.
Une autre fois le long de la route nationale des Baraques,
dans la nuit, il eut l'impression que quelqu'un le suivait. Quand il prit la
route de Poligny, l'individu derrière lui continua sur la route nationale, mais
quelques instants après, Bonthoux entendit le bruit de quelqu'un qui traversait
les haies dans sa direction ; aussitôt, le vaillant courrier s'éloigna de la
route à travers champ et "sema" ainsi très vite son poursuivant.
Bien que l'histoire n'en parle pas, Zéphyrin Bonthoux rencontra certainement des loups, car il y en avait encore en Dévoluy à cette époque. D'ours, peut-être pas, bien qu'il y en ait eu dans la région. Le dernier ait été tué à Orcières, aux environs du hameau de Prapic, le 14 juin 1895. C'était un beau spécimen mesurant 2,20 m du museau à la queue et pesant 155 kilos.
Quant au col du Noyer, il était décidément à l'honneur ce mois de février 1897 :
Les opérations de tirage au sort ont été terminées, dans le département, par le canton de Saint-Etienne en Dévoluy. Malgré les nombreuses chutes de neige de cet hiver, les membres de la Commission du tirage, plus heureux que quelques uns de leurs prédécesseurs, n'ont pas eu de grandes difficultés pour se rendre à Saint-Etienne. Chaque année, d'ailleurs, M. Villard, maire du Noyer, et son beau-frère m. Martin, facilitent le voyage aux membres du tirage au sort en leur offrant la plus large et la plus gracieuse hospitalité dans leur maison. C'est du Noyer, au point du jour, que se met en marche la caravane. Le garde champêtre de la commune, M. Brunel, ancien caporal clairon, sonne le réveil. Les prestataires munis de pioches, le chef cantonnier et ses aides, ne tardent pas à arriver. Les gendarmes de Saint-Bonnet sont du cortège. Le secrétaire général et le capitaine de gendarmerie montent sur des mulets qu'ils sont d'ailleurs obligés d'abandonner presque à la sortie du village, la route étant complètement obstruée par les neiges. Pour éviter les avalanches, l'ascension du col se fait en suivant d'abord le torrent jusqu'au bas de la montagne, puis en escaladant directement la croupe d'un énorme rocher. Cette ascension abrupte est assez pénible et ne serait pas sans danger si le service vicinal n'avait posé une chaîne de trois cent mètres de long, à laquelle on s'accroche et qui permet de se hisser en évitant de glisser et de tomber dans un bas fond. Il va sans dire que Bonthoux, l'intrépide courrier, accompagne le Conseil. Il porte fièrement sur sa poitrine les deux médailles d'honneur que lui ont valu ses nombreux actes de dévouement. Quand on arrive au refuge, où les prestataires de Saint-Etienne, venus au devant de la petite colonne, nous reçoivent, on a bien gagné un moment de repos et le vin chaud que l'on boit en trinquant fraternellement. Les jours de tourmente, l'ascension du col, où la neige atteint quatre mètres d'épaisseur et dépasse en hauteur la toiture du refuge, est impossible. Seul, risquant cent fois sa vie, Bonthoux fait chaque jour le même trajet, avec la même énergie et le même courage.
Et quelques jours plus tard :
Le 2 mars dernier, durant une tourmente épouvantable, compliquée d'avalanches, l'infatigable courrier Bonthoux, traversait le col du Noyer en compagnie de deux habitants des hameaux de l'Enclus et de Truziaud (St Etienne en Dévoluy). Arrivés à l'endroit où le chemin n'est praticable que grâce au câble qu'on y a tendu, la tempête redoubla et les deux voyageurs perdirent pied et lâchèrent le câble, éreintés, transis de froid. C'était pour eux une mort certaine. Bonthoux s'arrêta, les engagea à se reposer, tandis qu'il allait à la recherche du passage que la neige recouvrait entièrement. Une fois la route découverte, il revint et, suivi cette fois de ses deux compagnons qu'il excita à la marche, ils parvinrent tous trois au sommet du col et, de là gagnèrent, toujours Bonthoux en tête, le refuge où ils arrivèrent épuisés. Rendons hommage une nouvelle fois au valeureux courrier, qui n'en était pas à son coup d'essai. Les jours de fête, il porte sur sa fière poitrine les deux médailles d'honneur qu'il a gagnées jadis. Espérons qu'une troisième ne se fera pas attendre.
Le recensement de 1881 nous donne la situation générale de La Cluse à cette époque : au chef-lieu, 33 ménages pour 141 personnes ; Rabioux, 7 pour 44 ; Les Garcins, 9 pour 42 ; Maniboux, 2 pour 17 ; Boudelle, 1 pour 6 ; Le Pleïne, 1 pour 5 ; Le Pomaret, 1 pour 3 ; Janoïs, 1 pour 4. Soit en tout 55 ménages et 262 habitants.
En 1878, on commença à penser qu'il pourrait, peut-être, y avoir un bureau de poste à La Cluse. Sans succès. Le 7 janvier suivant, la réponse affirmait qu'il ne pouvait être transféré en dehors du chef-lieu de canton et aussi que "... la commune de La Cluse est desservie tous les jours par un facteur partant de Veynes et les produits postaux de cette commune, très peu importants, seraient hors de proportion avec les dépenses du courrier demandé." En 1881 on demandait également : "... qu'un courrier avec voiture soit établi entre la gare de Montmaur et Corps en traversant le Dévoluy. Cela faciliterait le transit du courrier et également des voyageurs surtout de nos jours où la célérité et la régularité sont le gage du succès."
C'est cette même année 1878 que décéda, le 29 novembre, le curé Jean-Jacques-Felix Maurel. Né à Chaillol, il avait été vicaire de Saint-Etienne, avant d'être nommé à La Cluse le 1er juillet 1873. Il fût remplacé, dès le 1er octobre, par Auguste Girard, de La Beaume, également vicaire de Saint-Etienne, qui resta en fonction jusqu'au 1er août 1880, pour prendre alors la cure de Saint-Pierre-Avez. Son successeur, François Gonsolin, jeune prêtre de Saint-Jacques, prit la suite le même jour, et assura son ministère jusqu'à son départ pour la paroisse de Saint-André de Rosans, le 1er novembre 1884. Ce n'est que six mois après, le 1er avril 1885, que fut nommé Pierre-Martin Martin, d'Agnières, venant de la cure de Chaudun.